18 novembre 2013

Krugman et Aghion (1/2)

 

L'édito de Paul Krugman du 10 novembre au New York Times avait fait beaucoup de bruit en France car il justifie, d'une certaine façon, l'austérité fiscale que pratique François Hollande. Une figure aussi visible qui vole au secours d'un président accablé, cela fait couler de l'encre. Krugman, en bon blogueur, ne se prive pas d'un titre qui attire l'oeil : « Le complot contre la France ». Oh dear!

Quatre jours plus tard, Philippe Aghion, professeur d'économie à Harvard et (ex-?) soutien de François Hollande réplique dans Le Monde.

Perte du AA+ : pourquoi Paul Krugman a tort

Curieusement, si aujourd'hui vous faites une recherche dans Google News, le texte d'Aghion n'a presque pas suscité de commentaire. Je reviendrai plus loin à ce point.

Commençons par ce que dit Aghion.

 

Après quelques préalables qui occupent les premiers paragraphes, Aghion arrive à l'essentiel :

Pour autant, je suis en désaccord avec Paul Krugman sur au moins deux points.

Le premier de ces deux points concerne l'efficacité des politiques économiques en faveur de la croissance. Aghion explique son désaccord

avec l'idée que nous ne savons rien sur les politiques de croissance qui marchent. Au contraire, une littérature académique florissante montre les effets positifs sur l'innovation et la croissance d'une plus grande concurrence sur le marché des biens, de davantage de flexibilité sur le marché du travail, d'investir mieux dans l'enseignement et la recherche, et de conduire des politiques budgétaires et fiscales plus contracycliques.

Effectivement, dire que nous ne savons rien sur ce qui produit la croissance, ou du moins quelles politiques vont stimuler la croissance, c'est un peu gros de la part d'un prix Nobel, non ? Il a dit quoi au juste, Krugman ?

Il semble qu'Aghion est en train de répondre à cette partie du texte de Krugman :

S.& P.’s explanation of its downgrade, though less clearly stated, amounted to the same thing: France was being downgraded because “the French government’s current approach to budgetary and structural reforms to taxation, as well as to product, services and labor markets, is unlikely to substantially raise France’s medium-term growth prospects.” Again, never mind the budget numbers, where are the tax cuts and deregulation?

You might think that Mr. Rehn and S.& P. were basing their demands on solid evidence that spending cuts are in fact better for the economy than tax increases. But they weren’t. In fact, research at the I.M.F. suggests that when you’re trying to reduce deficits in a recession, the opposite is true: temporary tax hikes do much less damage than spending cuts.

Voici la traduction, via Courrier International :

Peut-être M. Rehn et S&P fondent-ils leurs exigences sur des indices démontrant sans l'ombre d'un doute que la réduction des dépenses vaut mieux pour l'économie que les hausses fiscales. Pas du tout. En fait, des recherches menées par le FMI laissent entrevoir que quand on veut limiter les déficits durant une récession, c'est l'inverse qui est vrai : des augmentations temporaires des impôts sont moins dommageables qu'une réduction des dépenses.

Oh, et quand les gens commencent à vous décrire les merveilles de la "réforme structurelle", prenez ça avec des pincettes, ou plutôt de grosses pinces. C'est une sorte de synonyme de "déréglementation" - dont les vertus restent sérieusement à démontrer. Rappelez-vous, l'Irlande avait été saluée en fanfare pour ses réformes structurelles dans les années 90 et 2000 ; un "formidable exemple", s'était extasié George Osborne, aujourd'hui ministre britannique des Finances, en 2006. Comment tout cela s'est-il terminé ?

Lisez bien. Ce que Monsieur Krugman met en cause, ce n'est pas la possibilité même de savoir quelles politiques vont relancer la croissance, mais bien deux approches que nous connaissons très bien car elles forment la doxa économique que l'on entend depuis maintenant des décennies :

  • La réduction des dépenses d'État et
  • La dérégulation du marché du travail.

Quand Monsieur Aghion dit que Krugman dit qu'on ne peut pas savoir ce qui va stimuler une économie, c'est un peu de la mauvaise foi. Ce n'est pas du tout ce qu'il dit, en fait. Et Aghion va jusqu'à inclure dans la catégorie "politiques de relance qui marchent" les des politiques budgétaires et fiscales plus contracycliques. Si vous suivez un peu Krugman, vous savez que c'est précisément ce pour quoi il se bat depuis longtemps. C'est un keynésien. Lui retorquer que la dépense publique peut relancer l'économie, c'est quand même bizarre.

En réalité, Krugman dit que c'est moins évident qu'on ne le pense. L'Irlande a fait des super réformes structurelles et cela ne l'a protégée en rien contre la crise de 2008. Et quant à l'austérité, Krugman met en lien cet article de Ronald Janssen :

the Commission is ignoring the results from recent studies on austerity. These studies do not only find that fiscal multipliers are much higher when the economy is in recession. They also find that when the economy is in recession and an expenditure based consolidation instead of a tax based consolidation is being pursued, the costs in terms of growth are enormous.

J'ai parlé des fiscal multipliers dans mon dernier billet. Ce sont des chiffres qui sont censés dire l'efficacité de telle mesure en termes d'augmentation ou de réduction du PIB. Ce que Janssen dit ici, c'est que les dernières études montrent que le fiscal multiplier de l'austérité est au-dessus de 1 quand une économie est en récession. Ce qui veut dire qu'une coupe de x en dépense aurait un impact de, par exemple, 1,5 fois x en termes de PIB. En gros, plus vous coupez, plus l'économie se rétrécit, et ainsi de suite. Et il suggère même que le fiscal multiplier des augmentations d'impôts peut être inférieur (donc plus favorable en termes de croissance) à celui des dépenses.

 

Tout cela pour dire que, tout d'abord, Aghion ne répond pas franchement à l'argument de Krugman sur ce point. Et on comprend pourquoi : ce que Philippe Aghion veut sauver à tout prix, c'est justement cette idée que la dérégulation (réformes structurelles) et l'austérité vont nous sauver. Mais cela, ce sera pour le prochain billet.

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