Dagrouik publie un très bon billet qui nous ramène au discours prononcé par Christine Lagarde, le 11 juillet, devant l'Assemblée nationale pour défendre le Paquet de son Patron. Je n'avais pas alors lu l'intégralité du discours, mais aujourd'hui je conseille vivement cette lecture, tant elle permet, par sa maladresse (reconnue, d'ailleurs, d'après le Canard par la Ministre elle-même), de comprendre quelques rouages de la théorie et de la pratique du pouvoir sarkozÿen.
Je commence à avoir le soupçon que Christine Lagarde, tout en étant sans doute une spécialiste compétente dans son domaine, n'est pas une experte de la communication politique, et que, pour l'occasion de ce discours, elle a voulu en faire trop, histoire de montrer qu'elle avait bien digéré ses leçons d'économie à la Sarkozy, c'est-à-dire en maniant des idées ultra-simples sans trop se préoccuper des réalités sous-jacentes. Mais c'est justement cela qui est bien, car, comme le montre Dagrouik, la Ministre n'y va pas de main morte, et finit par sortir une série d'imbécilités qui ont dû être difficile pour certains députés ex-centristes obligés de garder le sourire et d'applaudir. Et ces imbécilités dessinent un peu ce que notre avenir avec Sarkozy nous réserve.
La presse a largement relayé ces phrases de Christine Lagarde que je voulais commenter à l'époque mais que j'ai laissé filer:
Voilà ce que nous ont dit les Français : ils ne veulent pas plus de loisirs, mais plus de travail. Ils ne veulent pas de rentes aléatoires, mais un salaire mérité (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) ! Ils ne veulent pas du pain et des jeux, mais les fruits de leur labeur (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, radical et citoyen) ! Ils en ont assez de voir leurs efforts quotidiens méprisés par quelques bobos à la mode ! M. Sarkozy les a entendus et a gagné leur confiance.
Je trouve gonflé qu'une ministre dans un gouvernement UMP-TF1 ose nous parler "du pain et des jeux", alors que le premier de leurs souhaits est de voir une population qui travaille sans se plaindre et se plante devant la Star Ac' le soir. Mais ce n'est pas tout, puisque Lagarde oppose très bizarrement le "pain", censé représenter l'assistanat, et les "fruits" du labeur de ces braves travailleurs, pourtant préoccupés à gagner leur croûte en espérant qu'ils leur restent quelques miettes pour se payer Canal. Ce sera le thème principal du discours : la gauche, ces détestables "bobos à la mode" qui méprisent le travail des honnêtes gens, cette gauche composée uniquement de la gauche caviar et d'une vague cohorte d'assistés, paresseux et profiteurs en tous genres, la gauche, donc, contre les braves gens qui ne demande que de se "retrousser les manches" et travailler encore plus dur.
Ici, par exemple, elle associe la gauche, censée mépriser le travail, et donc cherchant à réduire sa pénibilité et sa durée, et un esprit "aristocratique":
Plus près de nous, le mythe post-industriel de la fin du travail entretient l'illusion suprême selon laquelle l'homme pourrait être complètement remplacé par les machines ! La loi sur les 35 heures (« Ah ! » sur les bancs du groupe UMP) est l'expression ultime de cette tradition qui fait du travail une servitude. Comment ne pas voir les préjugés aristocratiques qui nourrissent une telle idée !
Lagarde pousse cette idée jusqu'au ridicule en faisant une éloge du travail d'inspiration presque soviétique. Normal, vous me direz, les premiers à proposer la "valeur-travail", c'étaient les communistes. Ainsi :
L'idée du travail est la condition nécessaire, naturelle et honnête de l'humanité. Le préjugé ne doit pas être contre lui, mais pour lui : tel est le choix que notre pays doit faire aujourd'hui !
Oui, dans une démocratie, c'est le travail qui, pour tous, fonde la réussite (« Et le chômage ? » sur les bancs du groupe socialiste, radical et citoyen et du groupe de la Gauche démocrate et républicaine). Oui, le travail est une chose naturelle, essentielle à l'homme, et non un pis-aller destiné à subvenir aux nécessités quotidiennes.
L'homme est travailleur par essence; le salaire est une récompense normal, mais ce n'est pas une nécessité puisque le travail est aussi une question d'honneur. Dagrouik inclut des statistiques comparant le salaire horaire moyen en France, en Inde et en Chine, pour montrer à quel point les ouvriers de ces pays considèrent que c'est une honneur de travailler, au delà des considérations bassements matérielles, selon lesquelles ce ne serait qu'une servitude.
Donc, si on reprend la logique de la lutte des classes, qui est devenue selon Madame Lagarde une notion tout à fait caduque -- "La lutte des classes est un concept essentiel... aux historiens et à eux seuls" --, on dirait que les travailleurs continuent à être dominés, victimes en quelque sorte, mais la classe qui les domine n'est pas celle des patrons ou des actionnaires, c'est plutôt la gauche, les "bobos à la mode", qui ne reconnaissent pas la valeur du travail. C'est tout de même pas mal!
Bref, Lagarde brasse les concepts, les détourne de leurs socles socio-économiques, sans aucune gêne. Je commence à penser que ce ne sont pas là simplement des élucubrations de droite censées faire passer la pillule, mais plutôt le signe que nous sommes entrés dans un nouveau combat culturel. La droite, s'appuyant sur cette décision historique du peuple français, se croit porteuse d'une nouvelle Evangile, une nouvelle vision de la société qu'il serait tout simplement ringard de critiquer. Sarkozy, c'est la modernité; sans Sarkozy, on est forcément un has-been. (Tiens, je devrais rajouter cela à la Prière Sarkozyste.).
Surtout, je ne serais pas inquiet s'il n'y avait pas des signes que cette idée, celle de la modernité de Sarkozy, n'était pas en train de s'imposer, y compris à gauche. Manuel Valls, qui comme tout le monde, veut moderniser le PS, estime que le défaut du PS était d'être
en décalage par rapport aux attentes des Français et aux évolutions de la société, sur le travail ou sur l'autorité républicaine.
Mais surtout:
Concernant les 35 heures, il a estimé que «parfois, cela a été perçu par beaucoup de nos compatriotes comme un frein à gagner plus, comme une répartition du travail qui ne correspondait pas à leur envie de travailler plus pour gagner plus».
Comme ça, on reprend le slogan électoral de Sarkozy comme une véritable expression des désirs du bon peuple! CSP pense que Valls cherche encore un poste d'ouverture, et c'est vrai qu'à reprendre ainsi les talking points du Très Grand Homme (TGH), on peut avoir des doutes légitimes. Plus grave encore que l'éventuel débauchage de Valls, cependant, est cette idée qu'il est en train de valider, de solidifier dans la perception publique, selon laquelle Sarkozy aurait vraiment compris les enjeux de la situation, et que pour rivaliser avec lui il faudrait devenir plus comme lui.
Autre exemple, cet éditorial ridicule, publié on ne sait pourquoi (mais on devine quand même) par Le Monde, Génération centriste (ou comme le dit CSP, Génération soumission; voir aussi la réaction de Dagrouik). Les autres lui ont déjà suffisamment cassé la figure, je ne m'y attarderais pas. L'idée de rassembler sous l'étiquette d'une "Génération" la modernité de Sarkozy, à laquelle on, c'est-à-dire les jeunes membres de cette génération si branchée, ne trouve pas le moyen de s'opposer, est un indice de plus que la Révolution Culturelle Sarkozÿen est non seulement en marche, mais qu'elle a déjà lavé un bon pourcentage de cerveaux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire