Et si notre journal vespéral de référence décidait de mettre des
publicités pleine page à la place du contenu habituel de sa « page
deux » ? Ou encore, si cette page pouvait rester blanche, espace libre
de coloriage et/ou de gribouillage pour les enfants? Ou, si on tient
absolument à quelque chose d'utile pour le lecteur adulte, celui qui
débourse les 1,30 euros, pourquoi pas des listes, du style « Vingt choses
intéressantes à savoir sur la Constitution du Ve République »? Aucune
de ces options ne nuiraient, je crois, beaucoup au contenu actuel de
cette page, devenu tellement mou que l'on peut se demander pourquoi
cette grande institution journalistique se donne le mal d'y mettre
quelque chose chaque jour.
Je me souviens encore d'un Monde où l'on pouvait trouver un esprit
critique dans les éditos, mais apparemment c'est fini : on ne trouve
désormais plus qu'un faux-semblant d'esprit critique, une pâle
imitation destinée à faire croire au lecteur peu vigilant qu'il a bien
lu autre chose que des thèses sarkozystes réchauffées et badigeonnées
à la sauce vespérale.
Quelques exemples de cette semaine.
Le 16 octobre, Le Monde publie une «
Analyse » de Bertrand Le Gendre, l'un des rédac'chefs au
Monde, intitulée
« Ingénierie constitutionnelle ». Ce n'est pas un mauvais article,
il fournit une assez bonne mise en perspective historique sur
certaines des questions centrales autour de la présidentialisation.
Toutefois, le but du papier est, finalement, d'arguer en faveur du
statut quo (hors cohabitation, tous les régimes ont été
présidentiels) et d'espérer que le comité Lang-Balladur fera quelque
chose de bien pour augmenter le pouvoir de l'Assemblée, sans trop
savoir quoi. Le salut viendra, paraît-il, du non-cumul des mandats, du
moins de celui de député et d'un rôle exécutif sur le plan local :
Avec pour point d'ancrage - pourvu que cela ne reste pas un voeu
pieux - l'interdiction de cumuler un mandat de député avec une
fonction locale de premier plan. Face à un exécutif omnipotent, on
ne peut pas être membre de l'Assemblée nationale à mi-temps.
Si c'est cela « le point d'ancrage » de cette réforme, ce n'est pas la
peine d'être ingénieur. On ne s'ancre pas là, on s'accroche à ce qu'on
peut. Mais surtout, rien n'inquiète l'auteur, qui a une confiance sans
faille en notre Très Grand Homme (TGH). En tout cas, il n'y a rien
dans ce papier qui risquerait d'ébranler la confiance des lecteurs du
Monde en les super-pouvoirs du Président.
Sur cette même « page deux », l'Edito en face nous parle des malettes
de Gautier-Sauvagnac, non pas pour traiter des méchants patrons qui
s'en mettent plein les poches, mais pour étendre le scandale à
l'ensemble du syndicalisme:
A la différence du Medef, qui a des comptes certifiés, l'UIMM
relève, comme les syndicats de salariés, de cette fameuse et
historique loi de 1884 : elle dispose simplement, dans son article
6, que les syndicats de patrons et d'ouvriers "pourront employer les
sommes provenant des cotisations". En d'autres termes, les syndicats
qui n'ont jamais réussi à vivre de leurs seules ressources n'ont ni
à être transparents ni à rendre des comptes. Il en est résulté "une
assez grande opacité" [...].
Tout en ayant l'air de s'offusquer des errements de DGS,
l'éditorialiste anonyme réussit à mettre en cause le syndicalisme
français dans son ensemble. Et ce à deux jours du « jeudi noir » de la
grande prise en ôtage.
Ainsi, pas de surprise quand on arrive enfin au jeudi en question
et que Le Monde annonce son soutien sans faille pour les
réformes présidentielles. L'« Edito » du 18 octobre s'intitule «
Réforme et équité », comme s'il s'agissait d'appeler à un
équilibre entre la réforme (Sarkozy) et l'équité (ceux qu'on allait
priver de leurs régimes spéciaux). On comprend vite que l'équité en
question est celle entre les différentes branches; en somme une
position parfaitement alignée sur celle du TGH, qui dénonçait un
système « indigne ». Résumé rapide de l'Edito? Il faut
réformer les régimes spéciaux, c'est inévitable, nous souhaitons bonne
chance au Président, qui aura besoin de négocier soigneusement,
c'est-à-dire avec un peu d'équité. L'auteur anonyme écrit :
Pour M. Sarkozy, il s'agit donc de parachever, au nom de l'équité
entre tous les salariés du privé et les fonctionnaires, une réforme
que la gauche aurait faite si elle était aujourd'hui aux
responsabilités, et dont la plupart des syndicats ne contestent pas
le principe.
Pour conclure :
Avoir défini un objectif ne dispense cependant pas M. Sarkozy
d'agir avec souplesse dans les négociations d'entreprise pour tenir
effectivement compte des spécificités des régimes spéciaux, où la
retraite avantageuse est souvent compensée par des astreintes dures
et des salaires bas. Les métiers pénibles y existent encore, et il
ne faudrait pas seulement les prendre en compte dans le privé et
les occulter à la SNCF ou à EDF. Enfin, il faut se garder
absolument de stigmatiser les salariés de ces régimes comme s'ils
étaient des nantis. L'équité ne va pas sans respect de la cohésion
et de la justice sociales.
Il faut réformer, mais il faut être gentil.
Je pourrais continuer longtemps. Le 19 octobre, par exemple, c'est
l'Europe et la confirmation de la nécessité du mini-traité («
L'engagement de Nicolas Sarkozy de ne pas organiser de référendum sur
ce nouveau texte est un gage de succès.»)
L'art de l'Edito au Monde se réduit désormais à ceci : rappeler les
faits, puis reprendre les arguments de Nicolas Sarkozy en trouvant des
termes plus froids, plus sérieux, qui fassent plus « journal de
référence » que ceux du TGH. Ensuite, ajouter une pincée de réserve,
un léger doute pour montrer son indépendance d'esprit, doute qui doit
vraiment être léger comme une plume pour éviter tout risque
d'inquiéter le lecteur, qui ne doit en retenir que l'impression
d'avoir lu un éditorial, c'est-à-dire une réflexion « critique ». Un
esprit critique cache-misère devant l'affirmation répétée
inlassablement - mais toujours très calmement - du caractère
inévitable de tout ce que propose Sarkozy.
Minc va partir, mais j'ai bien l'impression qu'il n'est pas le seul
qu'il faudrait virer.