La faiblesse actuelle du Très Grand Homme (TGH), dont nous ne pouvons
que nous féliciter, soulève toutefois la question de l'opposition. Les
ennuis de l'UMP en ce moment font un peu moins mal du fait de grande
confusion autour de la ratification du Mini-Maxi-Traité. En revanche,
il faut dire que Ségolène Royal s'en tire plutôt bien en aiguisant ses
critiques à l'égard du TGH. Le coup de Louis XIV arrivait, à mon avis,
au bon moment.
C'est donc dans ce contexte que Michel Rocard croit bien
d'envénimer la situation, d'abord en disqualifiant définitivement
Royal. C'est ce que la presse en a surtout retenu :
Jouer explicitement ce jeu, c'est-à-dire pour le PS choisir son
prochain premier secrétaire en pensant choisir du même coup son
candidat présidentiel, c'est offrir un surcroît de chances à
Ségolène Royal. Or le problème est que cette candidate avenante et
charismatique n'a à l'évidence pas les capacités nécessaires aux
responsabilités qu'elle postule. Elle représente une certitude de
défaite, au prix en plus d'une très grave crise dans le Parti.
Mais qu'est-ce qu'il a contre Ségolène Royal? Car on se souvient bien
de la révélation de son offre de gentiment remplacer la candidate en
pleine campagne (voir aussi notre réaction au moment). Normalement, je
parlerais du problème de la "compétence" en tant que critère
politique, comment c'est une façon de dissimuler un machisme sournois
tout en mettant les questions politiques au second plan. Aujourd'hui,
on constate que celui dont il était impensable de mettre en cause la
compétence, est en fait nul, inapte. Normalement, je parlerais de
cette idéologie des "capacités nécessaires aux responsabilités", culte
des Graques, élite soucieux avant tout de se protéger d'une
intruse. Normalement, je parlerais de tout cela, mais j'ai
l'impression qu'il y a autre chose ici.
Le problème au PS, pour les anti-ségolénistes, c'est qu'il n'y a
personne d'autre. Fabius est devenu un sage, DSK part aux States,
Delanoë reste virtuel. Le problème est encore plus aigu pour les
social-démocrates. Sauf à croire au retour triomphant de Strauss-Kahn,
il manque à ce courant un champion. La social-démocratie est
finalement très à l'aise dans son opposition aux Mélenchon et autres
Emmanuelli. Ségolène Royal est beaucoup plus menaçante : elle occupe
un terrain semblable au leur, mais sans doute plus ouvert à d'autres
sensibilités de gauche, et plus potentiellement populaire. Pire, et
c'est là où elle exagère sérieusement, elle est "charismatique", ce
qui est proprement insupportable pour quelqu'un comme Rocard. Et la
conséquence très, très logique de cette incompatibilité, c'est la
conclusion de Rocard : c'est une "incapable". C'est justement dans le
fait que Rocard ne peut en rien démontrer cette incompétence que l'on
comprend que pour lui c'est un article de foi, ou encore une donnée
issue de l'inconscient profond, le petit mensonge nécessaire pour
rétablir la cohérence d'une vision du monde qui sinon s'écroulerait.
La solution, pour Rocard, une fois définitivement débarassé de
Ségolène Royal, c'est de passer le reste du mandat de Sarkozy à
inventer un socialisme idéal et puis, en 2011, de choisir la personne
(dont on espère qu'elle sera "charismatique" aussi) qui pourrait
l'incarner.
Cela veut dire que le prochain secrétaire général aura comme mandat
dominant sinon exclusif d'amener le Parti à accoucher d'un projet,
c'est-à-dire de piloter les débats en provoquant chaque fois que
nécessaire les votes discriminants nous amenant vers un peu plus de
cohérence et de clarté en confirmant la voie sociale-démocrate
qu'ont déjà choisie tous nos autres partis frères du Parti des
socialistes européens. Il nous faut là une personne soucieuse de
vision mondiale, d'analyses économiques et stratégiques et surtout
pas un débatteur médiatique.
Le projet, le projet, le projet. Social-démocrate. Un projet qui
pourrait être incarné par DSK lors de son retour? Rocard ne le dit
pas, mais le refus de laisser exister une figure forte au PS pendant
toute cette période ne peut que jouer en la faveur de celui-là. Mais
ce n'est pas la considération tactique que je trouve dangereux, même
s'il est dommage que Rocard croie nécessaire de se battre contre la
gauche pour, dit-il, la sauver. Il est inadmissible qu'il dise, par
exemple :
Le droit du Parti aujourd'hui c'est que le PS ne peut parler que
si pro-européens et anti-européens sont d'accord, et que si sont
d'accord aussi ceux qui veulent rejeter l'économie de marché et
ceux qui comme moi pensent que ce n'est ni possible ni
souhaitable.
J'imagine la réaction de Dagrouik en apprenant que le PS rejete encore
l'économie de marché! Il est inadmissible pour un "responsable" du PS
de se servir des mêmes vieux arguments de la droite pour marquer des
points contre des membres de son propre camp.
Mais cet égoïsme-là n'est pas le vrai problème. Le vrai problème,
c'est le principe de poser comme condition à une éventuelle action
politique l'élaboration d'un "projet", la réfondation de la gauche et
du PS, et le triomphe apparamment inévitable de la "sociale
démocratie".
il faut des années pour que le PS soit capable de définir et
d'adopter un vrai projet social-démocrate qui supporte le discours
et les mêmes années pour qu'émerge le meilleur avocat de ce
discours. Telle est la situation de fait.
Même en supposant que, pour une fois, chacun ne s'emploie pas à tirer
la couverture vers soi, et qu'émerge enfin, au bout des 9 ou 14 années
nécessaires, un vrai projet, que fait la gauche pendant ces années de
théorisations, de quadratures du cercle sociales-démocrates ?
Autrement dit : même dans le scénario le plus favorable, comment la
gauche pourrait-elle constituer une opposition crédible ?
La situation actuelle, où le PS se ridiculise dans ses hésitations
devant le nouveau Traité Pas Constitutionnel, est en l'illustration
parfaite. La politique et l'actualité n'attendront pas le congrès de
la Grande Synthèse. Les électeurs, même séduits par cet éventuel
projet, diront tout de même : "oui, c'est gentil, mais pendant cinq,
dix, quinze années, on ne vous a pas vus!"
Le risque véritable, c'est que, à force de théoriser (et là,
évidemment, je ne parle pas des admirables interrogations menées par
Nea sur ce que c'est d'être à gauche), le socialisme ne soit plus
qu'une théorie, un socialisme imaginaire, virtuel, toujours à venir,
vaporware ou fumiciel qui ne viendra peut-être jamais.
UPDATE: lire aussi le billet de Marc Vasseur.