La vie non-virtuelle m'a privé de mon clavier la plupart du temps
cette semaine. Je voulais pourtant revenir sur cette fantastique
visite en France de quelqu'un qui est non seulement l'un des grands
dictateurs des dernières décénnies, mais aussi l'un des grands
terroristes. Cette visite fut assez étrange, car on a du mal à voir le
véritable intérêt que Sarkozy y voit. Et elle est fascinante, car elle
aura été un nouveau catalyseur du sarkozysme.
Il est difficile de dire à quel point l'Elysée maîtrisait la
communication autour de cette (interminable) visite. Comme je disais
cet été, lors du premier round, le Sarko-System fonctionne
particulièrement mal avec des types comme Kadhafi, car leurs intérêts
communicationnels ne sont pas du tout liés à ceux de Sarkozy, quand
ils ne sont pas opposés :
En condensé, la méthode Sarkozy ne fonctionne pas lorsque son
interlocuteur n'a rien à foutre de l'opinion des téléspectateurs de
TF1, ou a des intérêts de communication parfaitement opposés à ceux
du TGH. Les ministres des finances de l'UE étaient très gentils à
côté.
Sarkozy n'a sûrement pas "l'impression d'être instrumentalisé" cette
fois-ci, mais ça doit faire un peu mal d'entendre son invité faire
l'éloge du terrorisme,
«Les superpuissances ont violé la légitimité internationale, le
droit international et les Nations unies, et ont exécuté leurs
décisions en dehors de ce cadre et donc il est normal que les
faibles aient recours au terrorisme», a ainsi déclaré Kadhafi devant
un parterre de 400 professeurs et étudiants.
ou de se faire contredire lorsqu'il prétend avoir abordé la question
des droits de l'homme. Notre TGH, avec toutes ses convictions, toute
la force de son caractère, son volontarisme, son énergie, son hyper-ci
et son omni-ça (l'omni-Ça, j'y crois, en fait...), il n'arriverait
même pas à trouver le courage nécessaire pour regarder Kadhafi dans
les yeux en abordant la question des droits de l'homme. Ou est-ce pour
éviter de partager un grand fou rire avec son nouveau pote?
Pour comprendre tout cela, regardons les récits que l'Elysée nous
propose. D'abord, il y a celui où Sarkozy conduit jusqu'au bout la
libération des infirmières bulgares, cette visite étant alors une
sorte de contrepartie. Mais ce premier récit ne suffit pas. C'est un
peu maigre, quand même. Il ne faut pas l'abandonner (Fillon va y faire
référence pour justifier la visite, on y viendra), mais on rajoute
autre chose pour se couvrir : les contrats, des gros sous. On le
reproche à Sarkozy, mais il sait bien que l'argent et l'économie sont
devenus des valeurs morales ("quoi, tu veux plus de chômage? tu veux
pénaliser le pouvoir d'achat?"), et que les contrats plaisent. Le
fric, après tout, est important.
C'est à ce stade de la narration que François Fillon entre en scène,
(François Fillon, vous vous souvenez : un sarthois brun qui fait des
courses de voitures...) décide de s'en prendre
"aux donneurs de leçons":
Que les donneurs de leçon tournent sept fois leur langue dans leur
bouche ! Laisser les infirmières bulgares croupir dans les geôles
libyennes, ç'aurait été un crime.
La droite, victime des "donneurs de leçons", les ignobles
droitsdelhommistes, les ignobles membres du PS, et toute cette
racaille passéiste, inefficace, moralisateur, sûrement hypocrite, et
ainsi de suite. La droite, enfin décomplexée, que dis-je, enfin
libérée, telle une infirmière bulgare torturée par Kadhafi. A leurs
autres crimes, les donneurs de leçons peuvent ajouter celui de vouloir
"laisser les infirmières bulgares croupir dans les geôles libyennes",
car, dans ce récit, les donneurs de leçons, ces moralisateurs, ce sont
les méchants, à la rigueur, Kadhafi, c'est eux, tandis que le Kadhafi
réel, c'est un gentil réformateur.
C'est à ce stade que l'on peut commencer à accéder à la révélation
sarkozyste. En monnayant le prestige droitsdelhommiste de la France,
Sarkozy peut montrer justement ce qu'il considère comme la vraie
valeur de cet héritage. Combien, en contrats, valent les droits de
l'homme? Combien faudrait-il qu'un dictateur paye pour que la France
décide de se séparer de sa réputation de pays des droits de l'homme?
Derrière l'imbécilité de cette visite, nous sommes en train de voir
des valeurs quasi monétaires attribuées à ce qu'on appelait naguère
des valeurs morales, politiques, humanistes parfois.
Apparamment, pour Sarkozy, ça se discute. Il ne faut pas fermer des
portes. Si on peut céder cette réputation pour un prix raisonnable,
pourquoi pas? Il faut être décomplexé, ça fait marcher l'économie.
Mais là, on découvre un troisième fond. Car ce récit des contrats en
échange de la légitimité humaniste et humanitaire, s'évapore à son
tour. En tout cas, c'est l'illusion que Nicolas Sarkozy, Très Grand
Homme (TGH), a voulu projeter, avant qu'on ne révèle qu'il était
vraiment en train de brader cette réputation :
il n'y a pas de contrats, non plus! Ou très peu, dont certains
négociés par un certain Jacques Chirac en 2004:
Le chef de la diplomatie libyenne a également précisé que certains
contrats signés pendant la visite de Kadhafi à Paris ont été
négociés à l'occasion du voyage à Tripoli en 2004 de l'ex-président
Jacques Chirac.
Non seulement la visite humiliante de Kadhafi n'a pas abouti à des
contrats, mais Chirac avait déjà fait la démonstration qu'on pouvait
signer des contrats sans brader ses valeurs. Si on m'avait dit qu'un
jour on verrait Chirac comme un grand humaniste...
Alors, pourquoi cette visite, si ce n'est ni pour libérer les
infirmières, ni pour le business? Quel gain y avait-il à féliciter
Poutine pour son élection frauduleuse? Je propose deux explications
possibles.
D'abord, l'explication psychologique, ou psycho-politique. Le
sarkozysme n'est pas une pensée politique mais une pratique du
pouvoir fondé sur la fascination qu'exerce le pouvoir. À l'intérieur
de l'UMP, Sarkozy a réussi à se créer une base en se présentant comme
celui qui, de toute façon, était l'avenir du parti. Il valait mieux
être avec lui plutôt qu'avec Villepin et Chirac. C'était une opération
de séduction à longue haleine, et Sarkozy est, visiblement, doué pour
ce genre de travail. Les meilleurs séducteurs sont aussi des
narcissiques. Sarkozy a réussi à se faire aimer en mettant en avant ce
que, lui, il aime chez les autres : le pouvoir, et plus précisément
l'incarnation du pouvoir, donc un pouvoir virile du fait d'être très
personnel, très lié à la personne qui exerce ce pouvoir. Concevoir
ainsi le pouvoir est bien sûr très peu démocratique, comme toutes les
pensées de "l'homme fort", mais je pense que je ne choquerai personne
en disant que chez Sarkozy il y a quand même un certain amour du
pouvoir pour le pouvoir. La démocratie, à la base en tout cas,
consiste à dissiper un peu le pouvoir du Grand Homme, vers des
électeurs, vers des institutions, vers le droit, et par conséquent
elle s'accomode mal de ces incarnations du pouvoir. Devenu président,
Sarkozy tombe amoureux aussitôt des despotes comme Kadhafi et
Poutine. Ceux-là auront toujours (ou tant que l'on peut considérer que
la France reste un état de droit...) l'avantage sur Sarkozy de
disposer d'un pouvoir beaucoup plus proche de l'absolu, ce qui ne
manque pas de susciter l'envie, et l'admiration, de notre TGH, qui,
instinctivement, doit se lancer dans une opération de séduction. Même
si, concrètement, il n'y a rien à gagner.
L'explication politique suit, en fait les mêmes lignes. L'ennemi réel
du sarkozysme n'est pas Kadhafi, mais une certaine moralité politique,
ou encore, tout simplement, toutes les espèces d'entrave à l'exercice
du pouvoir. C'est dans ce sens que l'on peut comprendre que pour
Sarkozy la presse est de gauche. Kadhafi sert le sarkozysme car il
permet de faire un affront aux donneurs de leçons, aux moralisateurs
et à toutes ces idées qui, un jour ou l'autre, serviront à critiquer
l'action présidentielle. Donc même si c'est vraiment n'importe quoi,
même si ça ne fait pas gagner de l'argent, même si ça ne sert à rien
du tout, se vautrer devant les dictateurs est un moyen de casser
toutes les vieilleries dont la droite a si souvent été la victime.
L'autre jour, Flo py s'interrogait sur le statut de victime dans le
discours sarkozyste:
C'est peut-être ce que je déteste le plus dans le sarkozysme, cette
manie de se définir comme une victime innocente. Forcément
innocente. Victime des immigrés, trop nombreux, trop feignants, trop
basanés, trop musulmans. Victime des fonctionnaires, trop nombreux,
trop feignants, trop payés, trop grévistes. Victime des chômeurs,
trop nombreux, trop feignants, trop coûteux. Victime des fumeurs,
des malades, des pauvres, des vieux, des jeunes... Victime
nombriliste, geignarde, avide de réparation, de vengeance.
Et Flo py a parfaitement raison: la droite, au sens très large, se
croit la victime de ses victimes. Le pays colonisateur est la victime
de ses anciens colonisés, les capitalistes sont victimes du
prolétariat, mais aussi des rétraités et de futurs rétraités, des
chômeurs, des malades etc.
Si la visite de Kadhafi révèle quelque chose sur Sarkozy et le
sarkozysme, c'est le sarkozysme restera l'art de mobiliser toutes ces
haines, toutes ces frustrations afin de s'emparer du pouvoir.